- ENTRETIEN
Entretien avec La Provence
Entretien accordé par Christine Lagarde, Présidente de la BCE, à Marie-Cécile Bérenger
2 juillet 2021
Quel a été le rôle de la Banque centrale européenne dans la crise sanitaire ?
Rappelons-nous la situation de début mars 2020, lorsque l’ensemble des acteurs politiques et économiques des secteurs public et privé se sont soudain aperçus que la crise sanitaire aurait aussi des conséquences économiques dramatiques. Une grande incertitude s’est alors emparée des marchés financiers. La Banque centrale européenne (BCE), comme les autres grandes banques centrales du monde avec lesquelles j’étais en relation à ce moment-là, a joué un double rôle. Le premier a été de stabiliser les marchés. Nous avons lancé notre programme d’achats d’urgence face à la pandémie, doté au fil du temps de 1 850 milliards d’euros, pour apaiser les marchés et contribuer à la stabilisation des prix, notre mission principale. Notre deuxième rôle a été de nous assurer que les banques disposaient de suffisamment de fonds pour financer l’économie. Le risque, en pareil moment, est que le crédit se resserre, que les entreprises n’aient plus accès aux liquidités, paralysant complètement l’activité économique.
La stabilisation a-t-elle consisté en des achats de dettes des entreprises et des Etats ?
La stabilisation a consisté à acheter différentes catégories d’actifs, des obligations d’entreprises, des titres de dette publique (sur le second marché, jamais en direct auprès des Etats) pour rassurer et éviter le risque de fragmentation de marchés. En effet, la politique monétaire doit s’appliquer dans l’ensemble de la zone euro.
Tout cela s’est-il décidé en urgence ? Y a-t-il eu consensus ?
Non, il n’y a pas eu immédiatement de consensus, mais nos analyses ont convergé rapidement ! Face à l’ampleur du risque, nous nous sommes réunis dans des conditions rocambolesques. Comme c’était le début du confinement, les bâtiments de la Banque centrale européenne étaient fermés, on commençait à travailler par téléconférence même si l’on n’avait pas encore les moyens actuels. Le programme d’achats d’urgence et le financement massif des entreprises ont été décidés dans la nuit du 18 mars, avec l’ensemble des gouverneurs des 19 banques centrales. Pour ma part, je me trouvais avec certains membres de mon directoire à ma table de cuisine dans mon appartement de Francfort ! Nos équipes avaient travaillé d’arrache-pied des jours entiers pour mettre au point ces deux programmes majeurs. Donc, quand la situation l’exige, une banque centrale est capable de répondre rapidement et massivement. En outre, nous nous sommes efforcés de parvenir à un consensus le plus large possible.
Quelles sont les limites à ce soutien apporté aux économies par la création de monnaie ? Quel est le risque ?
Le risque le plus grave aurait été de ne rien faire. Le mandat principal de la BCE, fixé par les pères fondateurs de l’Europe, est de maintenir la stabilité des prix. Pour cela, il faut que l’économie fonctionne bien, favorisant l’investissement, la croissance et la création d’emplois. C’est dans ce contexte que nous avons apporté notre soutien à l’économie, en utilisant les deux leviers des achats d’urgence et des financements exceptionnels à des conditions particulièrement attrayantes. Et nous avons convenu de poursuivre ces mesures au moins jusqu’en mars 2022 et, dans tous les cas, jusqu’à ce que nous jugions que la crise du coronavirus est terminée. Aujourd’hui, même si la reprise commence à s’amorcer, elle reste fragile.
Quelle sont les limites à ces mesures ?
La BCE a pour mission de stabiliser les prix. Comment mesure-t-on cette stabilité ? En s’assurant que l’inflation à moyen terme soit inférieure à, mais proche de 2 %. C’est notre objectif, notre cap. Il faut que les prix augmentent de manière mesurée, stable et durable. Pour cela, l’économie doit se redresser durablement. Mais nous n’en sommes pas encore là.
La flambée des prix des matières premières est-elle annonciatrice de cette évolution de l’inflation ? Est-ce une bonne nouvelle ?
La reprise en soi est une bonne nouvelle. Elle a démarré en Chine, elle est nettement plus dynamique aux Etats-Unis, mais l’Europe n’est pas en reste. Le double levier monétaire que la BCE a utilisé ainsi que les politiques budgétaires conduites par les Etats et l’Union européenne alimentent la reprise. On constate une augmentation temporaire des prix, due principalement à deux effets de base*. Le premier se rapporte au cours du pétrole, qui s’est effondré pendant la pandémie, à moins de 25 dollars le baril, avant de remonter, pour s’établir aujourd’hui à quelque 75 dollars. Le deuxième effet de base concerne l’Allemagne, où le taux de TVA, après avoir été abaissé l’an dernier pour contribuer à la relance, a été relevé au 1er janvier 2021. Toutefois, ces effets de base ne dureront pas. Nous reviendrons à des taux d’inflation plus faibles, comme l’indiquent nos projections.
Quels sont vos anticipations d’inflation ?
Nos projections d’inflation pour cette année se situent autour de 2 % – niveau qui n’a pas été atteint depuis plus de huit ans. La hausse des prix devrait cependant se ralentir, à 1,5 % en 2022 et à 1,4 % en 2023. Nous tablons donc à moyen terme sur une stabilisation de l’inflation au-dessous de notre objectif.
Comment s’effectue cette surveillance des prix, principale mission de la BCE ?
L’augmentation des prix se mesure à l’aide de différents instruments. Nous considérons ce qu’on appelle, en simplifiant, « le panier de la ménagère » dont nous retirons ensuite les prix du pétrole et des produits alimentaires. Sur ce panier plus restreint, une légère hausse des prix est perceptible chaque trimestre depuis neuf mois. Nous sommes aussi très attentifs à tout ce qui concerne les négociations salariales. En effet, tout accroissement des prix entraîne des demandes d’augmentation de salaires et exerce un effet de « second tour », les hausses de salaires créant une demande supplémentaire, qui pèse sur les prix. Nous surveillons de près tous ces éléments.
Pensez-vous, comme certains, que la dette souveraine générée par les Etats doit être annulée ?
Non, je ne le crois pas. D’abord, c’est contraire à la législation et représenterait une violation des traités. Ensuite, c’est une illusion comptable. La plupart des « dettes COVID » contractées par l’Etat français et achetées sur le marché secondaire dans le cadre de la politique monétaire sont inscrites au bilan de la Banque de France**. En les annulant, on créerait un manque dans ce bilan, qu’il faudrait combler, soit par une contribution de l’Etat à la Banque de France, soit par une diminution des recettes que celle-ci verse à l’Etat. C’est un peu comme si vous mettiez dans la poche droite ce qui se trouve dans la poche gauche. Enfin, cela n’a pas de sens économiquement. Parce qu’actuellement les taux d’intérêt sont extrêmement bas et parce que, si un pays venait à ne pas rembourser sa dette, les prêteurs seraient plus réticents à le financer. C’est ce qui est arrivé au Venezuela, à l’Argentine, au Liban.
Les Français doivent-ils s’inquiéter de cette dette ?
Il était impératif de créer cette dette pour éviter une tragédie économique. La réponse des États de la zone euro, y compris la France, était nécessaire. Elle a été rapide et complétée par un effort européen dont on vient de voir les résultats, puisque la part française du plan « Nouvelle génération Europe »***, soit 39,4 milliards d’euros, vient d’être annoncée et que 13 % seront déboursés en 2021. Au niveau national, des mesures immédiates ont été prises, comme le chômage partiel, les prêts garantis par l’État (PGE)... Au niveau européen, un gros effort de modernisation des économies doit suivre. Il ne suffit pas de dire « soyons verts et numériques », il faut mettre en place les réformes nécessaires.
La monnaie hélicoptère**** est-elle une solution ?
Au sens strict de versements effectués directement par la banque centrale aux ménages et aux entreprises, elle n’a jamais été utilisée. C’est une opération qui relève des autorités budgétaires et pas d’une banque centrale.
Vous ne ratez jamais une édition des Rencontres économiques ?
Oui, je suis presqu’une ancienne combattante ! Je suis venue chaque année depuis 2004, sauf une fois, je crois. C’est un moment d’échange d’idées, de propositions, de suggestions, de rencontres avec les meilleurs économistes et de contributions de tous genres. C’est, pour ainsi dire, une belle et grande bouillabaisse de réflexion !
Vous êtes aussi attachée à notre région ?
Cet attachement remonte à mon enfance. J’ai vécu quelques années en Avignon, où ma mère avait une résidence. L’un de mes grands-pères habitait Lourmarin et y a fini sa vie. J’ai fait une partie de mes études à Aix-en-Provence. Ainsi, je pense avoir une légitimité provençale. Mon lien le plus fort à la région passe par mon époux (Xavier Giocanti, Ndlr), Marseillais de souche, ce qui m’amène à revenir à Marseille dès que je le peux.
Quels sont vos lieux de prédilection ?
J’aime d’abord Marseille parce que c’est un port. J’ai passé 17 ans de ma jeunesse au Havre, qui est un port et était en concurrence avec Marseille. L’ouverture sur le large, les grands horizons et l’activité portuaire ont un charme profond. J’aime aller manger une bouillabaisse au Miramar, acheter une tranche de thon ou de la baudroie sur le Vieux-Port chez ma chère Christine, me balader sur les plages du Prado quand la mer est en furie, aller faire du vélo-cross dans les calanques et m’arrêter manger un petit quelque chose dans la Baie des singes. J’adore le village des Goudes ! Il y a bien longtemps, avant que le Parc national des calanques ne soit créé, j’ai essayé de convaincre Xavier d’acheter un petit cabanon mais ça n’a jamais marché ! Trop tard…
Quels sont les atouts de notre région ?
Ils sont multiples. Dans le contexte d’une nouvelle Europe et d’une nouvelle croissance à la fois verte et numérique, je pense que le positionnement de Marseille est stratégique. Outre l’ouverture sur la Méditerranée, zone d’influences, les infrastructures universitaires et les centres de recherche, notamment dans le domaine de la santé, positionnent Marseille dans des secteurs-clefs. Marseille offre un mélange géographique et climatique propice aux jeunes pousses qui voudraient se lancer, dans le secteur des biotechs et du numérique en particulier. Vous avez aussi le Parc national désormais bien implanté, qui protège l’environnement, et toute une activité au service de la mer dans ce souci de protection. Dans l’économie de demain, cette côte et cette ville bénéficient d’atouts spécifiques qui doivent être exploités.
Recueilli par Marie-Cécile BÉRENGER
* On parle d’« effet de base » lorsque l’évolution du taux annuel d’une variable d’un mois t au mois t+1 varie non pas en raison d’une variation du niveau de la variable du mois t au mois t+1, mais plutôt en raison de l’évolution du niveau d’il y a 12 mois.
** La dette détenue par la BCE est comptabilisée aux bilans des banques centrales nationales, en l’occurrence la Banque de France pour la France. Cela signifie que les intérêts que rembourse l’État français sur ces prêts sont versés à la Banque de France qui, elle-même, les reverse à l’État en fin d’année sous forme de dividendes.
*** Plan «Next Generation EU », proposé par la Commission européenne le 27 mai 2020.
**** Le concept de monnaie hélicoptère se rapporte à la distribution aux ménages ou aux entreprises de monnaie directement créée par la banque centrale, sans aucune contrepartie.
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