- ENTRETIEN
Entretien avec Les Echos
Entretien accordé par Isabel Schnabel, membre du directoire de la BCE, à Guillaume Benoit, Elsa Conesa, Lucie Robequain et Sophie Rolland
16 mars 2021
Les livraisons de vaccins prennent du retard en Europe. Dans quelle mesure cela compromet-il la reprise au sein de l’Union européenne ?
La reprise dépend très largement de la vitesse des campagnes de vaccination. Celles-ci ont démarré lentement, mais elles accélèrent dans la plupart des Etats membres. Nos projections de court terme se sont détériorées à cause de la résurgence du virus et des nouvelles restrictions sanitaires appliquées dans plusieurs pays. Mais la bonne nouvelle est que, au dernier trimestre 2020, les restrictions ont eu moins d’effets négatifs qu’au cours de la première vague épidémique. L’économie semble mieux s’adapter à la situation. La reprise sera favorisée par le nouveau plan de soutien américain, dont les effets n’ont pas encore été intégrés à nos projections. Nous anticipons aussi de nouvelles mesures de soutien budgétaire en Europe, qui amplifieront les effets de notre politique monétaire. Tout cela nous laisse espérer un fort rebond de l’activité économique au deuxième semestre, une fois que seront levées les restrictions sanitaires. Selon nos projections macroéconomiques, la croissance de la zone euro atteindrait 4% cette année. Le PIB en volume devrait retrouver son niveau d’avant-crise au deuxième trimestre 2022.
Toutefois, l’impact économique de la pandémie se fera à coup sûr sentir bien au-delà de la crise sanitaire. L’économie ne sera pas la même après la pandémie. Des changements structurels sont nécessaires, qui ne sont jamais simples à mettre en œuvre. Des emplois vont disparaître, d’autres vont se développer. Ce processus prendra du temps.
Peut-on s’attendre à une reprise homogène au sein de la zone euro ?
Depuis le tout début de la crise, la crainte existe que des divergences apparaissent entre pays de la zone euro. Le secteur des services est beaucoup plus affecté par les restrictions que ne l’est l’industrie. Une reprise en K peut être observée. Certains pays seront plus durement touchés que d’autres, du fait du poids du tourisme dans leur économie notamment.
Les Etats-Unis viennent d’approuver un plan de soutien de 1.900 milliards de dollars. L’Europe devra-t-elle aller au-delà des 750 milliards d’euros annoncés dans le cadre du plan « Next Generation EU » ?
La comparaison n’est pas aisée, car une partie des mesures annoncées par l’administration américaine jouent le rôle de stabilisateurs automatiques, qui font déjà partie des systèmes de protection sociale en Europe. La différence est donc moins importante qu’il n’y paraît. Les efforts américains sont néanmoins supérieurs. Il se peut que le plan de soutien européen se révèle insuffisant. Mais je pense que ce débat est prématuré. Ce qui compte aujourd’hui, c’est que les fonds européens qui ont été approuvés soient versés le plus rapidement possible. C’est absolument fondamental. Tout retard serait dommageable. Plus tôt les fonds seront disponibles, mieux ce sera. Ce qui compte davantage encore est de s’assurer que les pays dépenseront ces fonds à bon escient, pour renforcer leur potentiel de croissance.
Le Royaume-Uni a annoncé des hausses d’impôts pour rembourser la dette Covid. Les pays de la zone euro devraient-ils en faire autant ?
Augmenter les impôts en plein cœur de la pandémie ne serait pas une bonne idée.
La priorité est de générer de la croissance. C’est quand la reprise s’amorcera qu’il faudra réfléchir aux meilleurs moyens de ramener les finances publiques sur des bases saines. Le plus grand danger, actuellement, serait de retirer le soutien budgétaire trop tôt. C’est une erreur qui a été commise dans le passé mais que nous devons à tout prix éviter aujourd’hui.
Pourquoi la Banque centrale européenne n’a-t-elle pas augmenté ses rachats d’actifs au moment où la remontée des taux était particulièrement forte ?
En décembre, nous avons décidé de maintenir des conditions de financement favorables pour les entreprises et les ménages aussi longtemps qu’il serait nécessaire pour les aider à faire face au choc de la pandémie sur la trajectoire projetée de l’inflation. Cela ne veut pas dire que nous ciblons un niveau de taux spécifique. Nous évaluons l’évolution des conditions de financement au regard du contexte économique général dans la zone euro. Pour cela, nous devons regarder quels sont les facteurs à l’origine de la hausse des taux : anticipations d’une reprise économique plus vive portées par une accélération des campagnes de vaccination, hausse du prix des matières premières ou programme de relance budgétaire américain ? Globalement, les variations récentes des taux sans risque sont compatibles avec l’amélioration des perspectives économiques. La hausse des anticipations d’inflation a été un facteur essentiel de la hausse des rendements, signalant que les mesures en place portent leurs fruits. Malgré cette remontée récente, les conditions de financement restent proches de niveaux historiquement favorables. Cependant, le rythme de cet ajustement a été une source de préoccupation, posant un risque de retrait prématuré et trop brusque du soutien public, qui aurait pu étouffer la reprise naissante. C'est pourquoi nous avons annoncé une intensification significative des achats dans le cadre du programme d’achats d’urgence face à la pandémie (le PEPP) au deuxième trimestre. Nous ne tolérerons des taux d'intérêt plus élevés que s'ils ne risquent pas de ralentir la reprise.
A court terme, même si les taux remontent, ils resteront extrêmement bas. Existe-t-il vraiment un risque qu’ils ralentissent la reprise ?
Ce qui nous inquiète n’est pas tant le niveau des taux d’intérêt – qui sont toujours très proches de niveaux historiquement bas - mais la vitesse de leur variation. Si nous voyons que le marché anticipe de manière excessive dans un environnement de préoccupations toujours élevées et de faible demande, il est important de préserver le soutien apporté par nos mesures. Il serait toutefois erroné de penser que nous avons défini un seuil au-dessus duquel nous devons réagir, car ce n’est pas le cas.
Pensez-vous que la zone euro devrait avoir une facilité d’emprunt permanente ?
D’un point de vue macroéconomique, ce serait un complément important à notre politique monétaire unique. Mais il s’agit d’une décision politique qui soulève également des questions de gouvernance. Clairement, le programme de relance « Next generation EU » est un élément essentiel de la réponse européenne à la pandémie, qui atténue le risque de divergences économiques entre des pays qui ont été frappés de façon très différente par la crise. Il constitue une étape-clé dans l'histoire de la zone euro. Quant à savoir si cet instrument temporaire pourrait ouvrir la voie à une facilité d’emprunt permanente, cela dépendra essentiellement de l’utilisation qui en sera faite. Si les fonds déployés permettent aux pays participants d’entamer une trajectoire de croissance soutenable, la confiance sera accrue et les chances d’un renforcement futur de l’intégration budgétaire en zone euro augmenteront.
Plusieurs membres du Conseil des gouverneurs ont exprimé des opinions parfois différentes en amont de la dernière réunion. Le consensus a-t-il été particulièrement difficile à atteindre ?
Il y a eu un consensus total pour décider d’augmenter le rythme des achats. Tout le monde était conscient que nous devions agir et personne ne s'y est opposé. Bien sûr, il y a toujours des points de vue légèrement différents sur la façon d’évaluer la situation économique ou l'évolution récente des taux d'intérêt. Mais, en fin de compte, nous sommes parvenus à une position commune de ce qu'il fallait faire. Le Conseil des gouverneurs compte 25 membres ayant des vues diverses. C'est une force.
Tout le monde s’interroge sur les nouveaux montants de rachats qui seront mis en œuvre dans le cadre du PEPP...
Nous avons choisi de ne pré-annoncer aucun montant, car la souplesse demeure l’une des caractéristiques fondamentales du PEPP. Cela signifie que nous pouvons ajuster nos achats d’actifs aux conditions de marché : nous en achetons plus lorsque cela est nécessaire et nous pouvons réduire nos achats lorsque les marchés sont calmes.
Ne craignez-vous pas que le marché vienne justement « tester » cette flexibilité ?
Non, je pense que les derniers mois montrent que les marchés se comportent de manière ordonnée. De toute évidence, nous avons été suffisamment crédibles pour que les intervenants de marché sachent que nous réagirions si nécessaire. C'est ce que nous avons fait. Je pense que les marchés verront rapidement comment nous mettons en œuvre notre décision de décembre.
Est-ce que le niveau de valorisation des actifs sur les marchés inquiète la BCE ?
Nous surveillons attentivement les marchés financiers mais, à ce stade, la situation des bourses européennes n’est pas un sujet d’inquiétude. Les valorisations du marché boursier américain sont toutefois plus tendues. Dans la zone euro, elles sont plus conformes à leur distribution historique, même si on observe aussi certaines valorisations constamment en hausse.
La BCE a créé un environnement idéal pour le déploiement des politiques budgétaires des Etats. La dette a énormément augmenté. Ses mains ne sont-elles pas liées et ne risque-t-elle pas de perdre son indépendance ?
Je ne suis pas d'accord pour dire que nous avons les mains liées. La zone euro est bâtie sur le principe fondamental de la dominance monétaire : nos actions sont guidées par notre mandat tel qu'il est défini par le traité. Ce principe est étayé, d'une part, par notre indépendance et, d'autre part, par le cadre budgétaire de l'UE, qui doit garantir que les gouvernements mènent des politiques budgétaires saines. Notre politique monétaire est toujours guidée par notre mandat de stabilité des prix. Je ne vois donc pas de menace de dominance budgétaire. A l'heure actuelle, les politiques budgétaires sont cruciales pour stabiliser l'économie. Et si les fonds sont utilisés à bon escient pour stimuler la croissance potentielle, c’est également bon pour la politique monétaire, car cela augmenterait nos marges de manœuvre futures. Cela permettra aussi aux pays de stabiliser leur ratio dette / PIB. Ce serait donc une grave erreur de réduire les dépenses budgétaires prématurément par crainte d’une dominance budgétaire.
Les banques ont-elles fait tout ce qu’elles pouvaient pour soutenir l’économie ?
Les banques ont joué un rôle essentiel dans le soutien de l'économie au plus fort de la pandémie. Elles ont permis aux entreprises de tirer sur leurs lignes de crédit et leur ont accordé nettement plus de prêts bancaires. Depuis, l’activité de prêt s’est modérée. Ceci est lié au fait que les entreprises détiennent encore des coussins de liquidité assez élevés, car une partie des prêts qu'elles ont contractés n'a pas encore été utilisée. Elles semblent hésiter à investir dans le contexte économique incertain actuel. Notre enquête sur la distribution du crédit bancaire montre que les banques ont récemment resserré leurs conditions de crédit. Jusqu'à présent, ce n'est pas visible dans les taux pratiqués, qui restent historiquement bas, mais davantage dans les composantes non tarifaires, comme les sûretés exigées. Alors que les garanties publiques disparaissent progressivement, les banques s'inquiètent de la montée du risque de crédit. Nos TLTRO, les opérations de refinancement à plus long terme, constituent des incitations pour que les banques continuent de prêter, même dans un environnement de fragilité accrue des entreprises. Cela a très bien fonctionné dans le passé et nous pensons que cela fonctionnera également à l'avenir.
Après le programme « classique » d’achats d’obligations d’Etat par la BCE, c’est le PEPP qui est aujourd’hui contesté devant la Cour constitutionnelle allemande. Craignez-vous qu’il soit remis en cause ?
C’est possible. Il est clair, toutefois, que l’instance compétente concernant la BCE est la Cour de Justice de l’Union européenne, pas la Cour constitutionnelle allemande. Mais nous prenons bien sûr ces questions très au sérieux. Nous respectons strictement les limites de notre mandat et la proportionnalité de nos mesures est fondamentale. Je suis convaincue que notre nouveau programme d’achats - le PEPP - sera également considéré comme respectant le traité européen, car il a été conçu comme une mesure d'urgence dans une situation dramatique. C’est la pire crise économique que nous ayons connue depuis la seconde guerre mondiale. Dans une situation extraordinaire, les décideurs politiques doivent mettre en œuvre des mesures extraordinaires. Cela a été fait tant sur le plan budgétaire que sur le plan monétaire. Nos décisions ont été proportionnelles à la situation à laquelle nous étions confrontés.
Vous l’avez dit, le PEPP est un programme exceptionnel mis en place pour répondre à une situation d’urgence. Sur quels critères déciderez-vous qu’il est temps d’y mettre fin ?
Le PEPP est un programme clairement lié à la crise de la pandémie, et donc temporaire. Lorsque nous estimerons que la crise de la pandémie est terminée, que nous aurons réussi à contrer le choc sur la trajectoire d'inflation, il sera temps d’y mettre fin. Mais, selon moi, les effets économiques de la crise devraient se poursuivre sur une plus longue période. Nos autres instruments resteront disponibles pour veiller à la convergence de l'inflation vers notre objectif à moyen terme.
Face à la crise, les Etats membres ont considérablement alourdi leur dette. Comment vont-ils pouvoir la réduire. Grâce à l’inflation ? Une annulation partielle peut-elle être envisagée ?
La croissance est l’élément le plus important. Ensuite, il faudra aussi penser à une consolidation budgétaire. Mais pas trop tôt, et de manière à favoriser la croissance : c'est très important. En ce qui concerne le débat sur l'annulation de la dette, qui, je le sais, est très vivace en France, cela violerait clairement le traité, car il s'agirait d'un financement monétaire. Mais la question va au-delà d’un argument juridique. Economiquement parlant, cela n'a pas de sens. Toute cette idée est fondée sur une illusion comptable. De plus, une annulation remettrait en cause l’engagement de la BCE à accomplir son mandat de stabilité des prix. Cela porterait atteinte à l'état de droit et pourrait remettre en cause l'indépendance de la BCE. Cette opinion est largement partagée, y compris par des économistes français.
Les appels se multiplient pour que la BCE prenne une part plus active dans la lutte contre le changement climatique, à l’image de la Banque d’Angleterre qui a annoncé qu’elle exclurait de son programme d’achats les obligations des entreprises très polluantes. Comment pouvez-vous intervenir ?
C’est un sujet dont nous discutons beaucoup dans le cadre de notre évaluation stratégique. Clairement, ce sont les gouvernements qui ont la responsabilité principale des politiques climatiques. Nous ne pouvons pas mener des politiques climatiques nous-mêmes, car cela ne fait pas partie de notre mandat. Mais étant donné l'urgence de ce sujet et l'irréversibilité partielle du changement climatique, il est nécessaire que tous les décideurs - et cela inclut les banques centrales - se demandent comment ils peuvent agir. Nous devons cependant rester strictement dans le cadre de notre mandat, même si nous avons une marge de manœuvre. On peut même dire que le traité nous oblige à tenir compte du changement climatique. Quoi qu’il en soit, nous devons prendre en compte les risques physiques du changement climatique, et ceux liés aux politiques de transition climatique, dans nos modèles économiques. Et ces risques doivent aussi être surveillés dans le cadre de la supervision bancaire. Si le changement climatique présente des risques pour notre bilan, nous devrons adapter nos opérations de politique monétaire. Un des points les plus vivement débattus est de savoir si nos programmes d’achats d’actifs privés ne privilégient pas indûment les entreprises ayant une activité à forte intensité carbone. En fait, c’est en partie le cas, tout simplement parce que ce sont ces entreprises qui émettent généralement des obligations. Cette situation nécessite une discussion approfondie pour savoir si l'interprétation actuelle de ce que nous appelons le principe de neutralité du marché est la bonne.
Trouvez-vous que la forte hausse de la dette des entreprises face à la pandémie est préoccupante ?
De nombreuses entreprises ont dû recourir à des prêts pour surmonter la période des confinements. Il est clair que certaines d’entre elles ne pourront pas survivre parce que certaines activités ne seront plus viables après la pandémie. Certaines restructurations seront probablement inévitables. Cela entraînera également une augmentation des prêts non performants pour les banques, voire des pertes sur les garanties de prêts accordées par les gouvernements. Plus généralement, un surendettement du secteur des entreprises serait de nature à réduire les incitations pour elles à investir. Il vaudrait mieux offrir un soutien aux entreprises sous forme de fonds propres, car cela ne pose pas le même problème. Le principal défi sera de gérer la transition d'une situation où les entreprises sont protégées par des garanties publiques, et où il n'y a quasiment pas de faillites, à un retour à la normale, où elles devront à nouveau opérer sans le soutien des pouvoirs publics.
Quel pourrait être un bon indicateur des conditions de financement dans la zone euro ?
C'est la question à un million d’euros ! Il n'existe en fait ni un indicateur unique, ni une formule simple pour évaluer le caractère favorable des conditions de financement dans la zone euro. Ce que nous devons faire, c'est examiner un large tableau de bord d'indicateurs au sein duquel les rendements souverains et les taux sans risque jouent un rôle important, comme la présidente Lagarde l’a indiqué la semaine dernière. Ensuite, nous devons interpréter les variations de ces indicateurs à la lumière de l'environnement économique. Il se peut que les taux d'intérêt, par exemple, augmentent en raison d’une hausse des anticipations d'inflation. Cela pourrait être le signe que nos mesures fonctionnent. Nous devons donc comprendre ce qui se cache derrière les évolutions mesurées par nos indicateurs.
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