Les enseignements de la crise
Jean-Claude Trichet, Président de la BCE, Discours d’introduction à la conférence de l’Institut Montaigne intitulée :« Trois ans après la chute de Lehman Brothers : leçons et défis de la crise »Paris, le 5 septembre 2011
Laissez-moi d’abord vous dire que nous sommes, mes collègues du Conseil des gouverneurs et moi-même, dans la période des « huit jours » avant le prochain conseil décisionnel pour la politique monétaire, qui se tient le jeudi de cette semaine. Rien de ce que je vais dire ne peut donc être interprété en termes de futures décisions de politique monétaire.
La conférence qui nous réunit aujourd’hui nous invite à tirer les enseignements de la crise économique et financière mondiale qui a suivi la faillite de la banque Lehman Brothers, il y a trois ans.
Selon l’aphorisme célèbre, Michel de Montaigne se demandait : « Que sais-je ? ». C’est une bonne question pour aujourd’hui ! Que savons-nous des origines de la crise et des solutions pour en éviter la résurgence à l’avenir ? Face à cette question, il importe de suivre Montaigne et de garder à l’esprit que l’analyse des événements survenus ces trois dernières années est toujours en cours. À l’heure actuelle, nous ignorons toujours bien des choses.
Il n’en existe pas moins, à mon sens, un large consensus sur les origines de la crise, de même que sur certains remèdes visant à en éviter la répétition. Il est établi, par exemple, qu’elle aurait été résolue plus tôt si des réponses plus rapides avaient été apportées à des faiblesses majeures dans les sphères financière et budgétaire.
La genèse de la crise est bien connue. Elle a commencé en août 2007 sous la forme de tensions sur le marché interbancaire, sur lequel les institutions financières se prêtent de la liquidité. Ces tensions ont culminé avec la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008. Elles se sont également traduites par une perte de confiance généralisée au sein de l’économie mondiale et une profonde récession en 2009. Cette crise économique et financière a ensuite pesé lourdement sur les finances publiques de nombreuses économies avancées. A partir de 2010 certains pays dont la fragilité de la situation budgétaire et les faiblesses structurelles étaient avérées dès avant la crise ont fait l’objet d’une attention accrue des marchés. Et, cet été, les tensions affectant les marchés de la dette souveraine se sont propagées à d’autres pays.
À mesure des évolutions que nous observerons au cours des prochains mois et des prochaines années, les leçons tirées de la crise devront être affinées, complétées et de nouvelles leçons s’imposeront probablement. Je voudrais cependant présenter brièvement ceux des enseignements fondamentaux de la crise, dont je pense qu’ils résisteront aux assauts du temps. Dans une perspective essentiellement européenne, je me pencherai sur les enseignements touchant tout d’abord à la gouvernance économique de la zone euro et, ensuite, à la politique monétaire.
La principale conclusion que je tire à ce stade est que les réformes récentes visant à renforcer la gouvernance économique dans trois domaines ‑ réglementation financière, soutenabilité des finances publiques et surveillance macroéconomique ‑ vont dans la bonne direction. Il convient toutefois de faire davantage en vue de corriger les déséquilibres le plus tôt possible grâce à l’activation automatique de mécanismes de correction. Il revient aux gouvernements de mettre en œuvre les nouvelles mesures rapidement et résolument, dans leur lettre et dans leur esprit.
La BCE continuera d’assurer, comme elle l’a fait au cours des presque treize ans écoulés depuis sa création, la stabilité des prix dans la zone euro dans son ensemble, et d’être, ce faisant, un pilier de stabilité et de confiance dans une période particulièrement turbulente et exigeante.
Un large consensus existe aujourd’hui pour situer les origines de la crise mondiale tout particulièrement dans les bouleversements de l’environnement économique et financier au cours des années précédentes.
Un puissant processus d’innovation financière a été à l’œuvre dans de nombreux pays, déjà confrontés à d’importantes mutations technologiques et structurelles. De nombreux nouveaux produits financiers ont été créés avec la promesse d’une meilleure gestion des risques liés aux activités de crédit. Dans certains pays, y compris aux Etats-Unis, ces innovations ont facilité, pour une grande partie de la population, l’accès aux prêts hypothécaires et au crédit en général.
On sait à présent que les risques n’avaient pas disparu, qu’ils étaient uniquement masqués dans les nouveaux instruments financiers, mis au point à l’aide de techniques complexes de titrisation et mis par les émetteurs à la disposition des investisseurs finaux à travers des réseaux d’intermédiaires obliques et opaques.
Les banques et les opérateurs des marchés financiers, à la recherche de rendements plus élevés, ont eu recours à de nouveaux produits de crédit et véhicules d’investissement, leur permettant également de contourner les législations en place. Des formes complexes de titrisation ont dépassé de beaucoup la capacité des marchés à résoudre les questions concernant leur valorisation, à la gestion de ces risques et aux incitations à prendre ces risques.
Cela me conduit au premier enseignement tiré de la crise financière : un accroissement de la complexité du système financier nécessite un renforcement très substantiel et suffisamment rapide du cadre réglementaire.
Le cadre réglementaire doit être un rempart face aux forces poussant le système financier à devenir « autoréférentiel », entièrement tourné sur lui-même. Il doit veiller à ce que le système financier ne s’écarte pas de sa fonction première, qui est de répondre aux besoins de financement de l’économie réelle.
Dans les circonstances présentes, qui sont très difficiles, il est encourageant de constater que nous avons maintenant des consensus en ce qui concerne plusieurs réformes financières, au niveau mondial comme européen, notamment dans le cadre des négociations relatives aux accords internationaux de Bâle III. Je vous rappelle en effet que nous avons, par exemple, défini un ensemble de réglementations bancaires plus contraignantes et fixé des exigences de fonds propres et de liquidité plus ambitieuses devant permettre de renforcer la solidité et la résilience des banques.
Parallèlement, la surveillance des institutions financières, des marchés financiers et des infrastructures de marché est renforcée et une refonte de l’organisation de la supervision financière mise en œuvre. Ainsi, les autorités de surveillance européennes – les trois nouvelles autorités compétentes pour le secteur bancaire, des assurances et des pensions professionnelles et des marchés financiers – sont opérationnelles depuis le début de l’année.
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Dans la période ayant précédé la crise financière, certains opérateurs des marchés financiers avaient pris des risques totalement inconsidérés. Le système financier dans son ensemble n’a pas engendré une saine diversification des risques, contrairement à ce qui était généralement présupposé, concentrant ces risques dangereusement au sein des institutions financières. Paradoxalement, le système financier, normalement soucieux de diversifier ses risques, les a en fait renforcés à travers un réseau complexe de connexions financières.
L’importance de ces connexions s’est matérialisée en septembre 2008. À la suite de la faillite de Lehman Brothers, c’est tout le système financier qui s’est retrouvé au bord de l’implosion. Cela a déclenché des effets d’entraînement défavorables de la sphère financière vers la sphère réelle, et réciproquement, ce qui a contribué à une forte contraction de l’activité mondiale.
Lorsque la crise s’est brusquement accélérée, en septembre 2008, les risques systémiques associés à des marchés financiers étroitement intégrés n’étaient pas suffisamment connus et les autorités publiques ont dû s’appuyer sur des données informelles et leur propre sagesse et jugement pour jauger l’évolution de la situation.
La crise a montré qu’un suivi individuel rapproché de la situation du bilan de chacune des institutions financières prise individuellement peut conduire à négliger le poids des interconnexions entre ces institutions. Cette observation me conduit à la deuxième leçon de la crise financière : le système financier mondial, comme le système financier européen sont fortement intégrés, et nécessitent une surveillance approfondie des risques systémiques.
Comme vous le savez, le cadre macroprudentiel en vigueur en Europe a été largement renforcé. Le Comité européen du risque systémique (CERS), a été créé en tant qu’organe européen indépendant et est chargé de la surveillance macroprudentielle du système financier au sein de l’Union européenne (UE).
Les autorités européennes de surveillance faciliteront quant à elles les travaux du CERS en contrôlant attentivement les interdépendances existant dans le système financier de l’UE.
Le CERS a entre-temps mis en place ses propres structures institutionelles et le cadre de sa politique macroprudentielle. Différentes décisions ont notamment été prises, qui concernent :
les collectes d’information en vue de la surveillance du système financier au sein de l’Union européenne,
les procédures de confidentialité pour les échanges d’information avec les trois autorités de surveillance européennes, telles qu’elles sont prévues par le CERS,
le développement d’un tableau de bord pour la surveillance des risques, d’un code couleur pour leur signalisation, ainsi que d’un ensemble d’instruments macroprudentiels.
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Les conséquences sur l’économie réelle de la crise financière de 2008 ‑ avec la chute libre de l’activité et les pertes de recettes qui en sont résulté et les coûts directs du soutien apporté au secteur financier dans certains cas ont contribué une forte augmentation des niveaux de dette publique dans des économies avancées qui étaient déjà généralement substantiellement endettées. Les situations budgétaires se sont tendues sous l’effet de pertes considérables de recettes budgétaires et sociales, des plans de relance budgétaire mis en place par les gouvernements pour lutter contre le ralentissement économique, et, dans certains cas, des mesures de soutien au secteur financier.
Parmi les pays de la zone euro, ceux qui affichaient des déficits publics élevés et souffraient de faiblesses structurelles dès avant la crise ont été les plus affectés. Certains de ces pays ont fait l’objet par la suite d’une attention particulière des marchés et ont été confrontés à de fortes pénuries de liquidité, nécessitant l’aide financière du FMI et de leurs pairs en Europe.
Je tiens à rappeler ici que, dès le départ, les États avaient adopté le Pacte de stabilité de croissance, qui avait précisément pour objectif de prévenir les déséquilibres des finances publiques dans la zone euro. Hélas, en 2004 et 2005, les pays participant à la zone euro ont procédé à une réforme de ce pacte. Sous l’impulsion des grands pays de la zone, en particulier de l’Allemagne, de la France et de l’Italie, la dimension discrétionnaire et la flexibilité des procédures de surveillance ont été élargies. Le Pacte de stabilité et de croissance s’en est trouvé considérablement affaibli dans sa lettre. Il a été encore plus gravement affaibli dans son esprit puisqu’il apparaissait clairement que les grands pays s’en dispensaient, notamment dans sa fonction visant à garantir le respect des règles budgétaires.
La BCE a exprimé à cette époque ses plus vives préoccupations quant aux retombées négatives de cette réforme sur le fonctionnement de l’Union économique et monétaire (UEM). Elle a constamment insisté auprès des gouvernements pour l’application la plus rigoureuse du Pacte, comme chacun sait.
La troisième leçon de la crise est donc que la surveillance budgétaire doit être mise en œuvre rigoureusement au sein de la zone euro et que le Pacte de stabilité et de croissance devait non seulement être précisément appliqué mais substantiellement renforcé.
Sur la pression de la crise les gouvernements ont désormais admis la nécessité de renforcer le Pacte de stabilité et de croissance. C’est un premier pas dans la bonne direction. Mais la négociation n’est pas encore terminée. Et dans le « trialogue » entre le Parlement, le Conseil et la Commission, la BCE est très clairement du côté du Parlement qui veut renforcer encore plus, à juste titre, le caractère préventif du Pacte.
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Dés la création de l’euro, la Banque centrale européenne a insisté sur la nécessité de surveiller de très prés les évolutions des indicateurs de compétitivité, en particulier des coûts unitaires de production et, d’une manière générale, des évolutions nominales de coûts et de prix dans les diverses économies. Depuis six ans, la Banque centrale distribue aux ministres des tableaux rendant compte de ces évolutions et signalant des déséquilibres grandissant, au sein de l’Union monétaire, pour quelques pays en matière d’évolution de coûts salariaux, de coûts unitaires de production et de balance des paiements courants.
Dès lors, un quatrième enseignement est la confirmation que la zone euro, outre un cadre de surveillance budgétaire, devait absolument disposer également d’un système efficace de surveillance macroéconomique.
Dans ce domaine aussi, sous la pression de la crise, les positions gouvernementales ont évolué. Il a été accepté de mettre en place un nouveau cadre de surveillance, qui met l’accent sur les déséquilibres et les écarts de compétitivité entre les pays. Cette surveillance, qui fait partie de l’ensemble des textes qui doivent être approuvés par le Conseil, le Parlement et la Commission, doit s’exercer le plus rapidement possible et le plus attentivement possible.
Les 17 pays de la zone euro appartiennent à une économie unifiée qui repose sur un marché unique avec une monnaie unique. Dans cet immense espace économique continental de 332 millions d’habitants, la stabilité des prix est assurée, conformément à la définition du Conseil des gouverneurs, - moins de 2%, proche de 2% -. Elle l’a été au cours des 12 premières années de l’euro et nos concitoyens européens s’attendent à ce qu’elle le soit au cours des années à venir. (Je note que notre définition de la stabilité des prix est exactement la même que celle qu’avait la Banque de France avant l’euro). Chacune des économies des économies composantes doit être extrêmement attentive à ses propres évolutions de prix et de coûts nationales. Car, dans un espace avec une monnaie unique, les différences par rapport à la moyenne de la zone ne peuvent être persistantes sans raison économique profonde. Toutes choses égales d’ailleurs, des évolutions de coûts supérieures à la moyenne de manière persistante signifient des pertes de compétitivité et donc des résultats décevants en matière de croissance et d’emploi. L’inverse étant également vrai.
Des mesures nécessaires, longuement attendues, ont été prises dans les domaines de la surveillance bancaire, du risque systémique, de la viabilité des finances publiques et de la surveillance macroéconomique.
Parmi ces mesures, certaines sont particulièrement importantes pour la zone euro. La crise nous a montré qu’une parfaite compréhension des conséquences de l’hétérogénéité économique entre les pays participant à l’UEM est essentielle. Contrairement à ce que l’on croit souvent, l’hétérogénéité au sein de l’UEM n’est pas significativement plus grande qu’entre les États américains [1]. Mais c’est précisément parce qu’une très grande économie comprenant plus de 300 millions de concitoyens est nécessairement diverse que nous devions et nous devons renforcer considérablement notre gouvernance.
Mesdames et Messieurs, je vous remercie de votre attention.
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[1]Voir mon intervention intitulée « Two continents compared » (Comparaison de deux continents) lors de la 13e conférence The ECB and its Watchers (conférence des observateurs de la BCE), le 10 juin 2011.
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