Reprendre le contrôle de la mondialisation : l’intégration européenne comme instrument de souveraineté
Article de Benoît Cœuré, membre du directoire de la Banque centrale européenne, publié dans le Rapport Schuman sur l’Europe 2018, 28 mars 2018
Ces dernières années, la mondialisation et la coopération internationale ont suscité de fortes oppositions[1]. En Europe, le Brexit et l’euroscepticisme ont remis en cause la notion même d’Union européenne comme construction politique basée sur une souveraineté partagée, sur la liberté de circulation par-delà les frontières et sur l’intégration économique dans un cadre législatif commun. Aux États-Unis, dans le même temps, les bénéfices du commerce international ont été ouvertement mis en doute. La perception générale était que dans ce mouvement, l’Europe était la plus en risque. En effet, un repli national des États-Unis au détriment de sa participation dans la mondialisation n’affecterait pas l’intégrité du pays, alors que l’Union européenne est, à de nombreux égards, indissociable de son engagement en faveur de valeurs partagées et d’une société ouverte.
Récemment, le sentiment vis-à-vis de l’Union européenne s’est amélioré grâce à un regain de croissance et à la baisse du chômage. La dernière enquête Eurobaromètre[2] a montré que sept Européens sur dix se considèrent aujourd’hui comme des citoyens de l’Union européenne, le niveau le plus élevé jamais atteint par cet indicateur. Qui plus est, trois habitants de la zone euro sur quatre soutiennent aujourd’hui l’euro, le meilleur résultat depuis 2004. Un nombre croissant d’Européens sont optimistes quant à l’avenir de l’Union et le pourcentage de personnes interrogées pensant que celle-ci est « une zone de stabilité dans un monde en crise » est à présent de 71 %, en hausse de 5 points par rapport à 2016.
Nous devons saisir cette opportunité pour permettre à l’Europe de franchir une nouvelle étape. Si nous n’y parvenons pas, le projet européen pourrait, tôt ou tard, être à nouveau en danger. La raison d’agir est évidente : les craintes fondamentales des citoyens face aux risques de l’ouverture ne se sont pas réellement estompées. L’amélioration des perspectives économiques peut aider à apaiser ces inquiétudes, mais elles resurgiront avec le retour des difficultés. L’Union européenne peut toutefois leur apporter une réponse durable. En effet, même si elle est susceptible de pâtir d’un rejet de la mondialisation, elle est aussi à même de proposer un mode de gestion de celle-ci. Ce n’est, après tout, pas la première fois que le procès de la mondialisation est instruit : l’entre-deux-guerres n’avait-il pas montré que l’absence de réglementation des marchés mondiaux pouvait provoquer un basculement vers le protectionnisme et le nationalisme ? On peut en conclure que l’intégration transfrontalière n’est soutenable qu’à la condition expresse qu’elle soit assortie de règles et organisée par des institutions chargées de sauvegarder la stabilité du système économique et financier, de garantir une égalité de traitement, de régler les conflits et d’encourager la solidarité entre les membres. Tel est bien ce que l’Union européenne apporte aux Européens : un moyen de maintenir un ordre international ouvert tout en assurant que les résultats sont conformes à leur volonté.
Prendre au sérieux les inquiétudes relatives à la mondialisation
La mondialisation et les marchés ouverts suscitent quatre formes d’inquiétudes chez les peuples européens et ailleurs dans le monde.
La première source de préoccupation a trait à la stabilité : la mondialisation a-t-elle rendu les pays plus vulnérables aux retombées négatives des évolutions extérieures et aux crises internationales ? Les domaines concernés vont de l’agriculture aux médicaments en passant par les biotechnologies, mais la question des flux internationaux de capitaux (la mondialisation financière) est peut-être la plus prégnante. De la crise financière dans les pays asiatiques à la fin des années 1990 à la crise financière mondiale de la fin des années 2000 et à la crise des dettes souveraines de la zone euro au début des années 2010, l’intégration financière internationale a systématiquement provoqué et amplifié les chocs. De fait, entre 1945 et 1980, un pays sur cent dans le monde, en moyenne, a traversé une crise bancaire chaque année, alors que, de 1980 à 2008, une période d’approfondissement considérable de l’intégration financière internationale, ce chiffre a été de un sur cinq[3].
La deuxième inquiétude porte sur l’équité : tous les pays respectent-ils les mêmes règles et les mêmes normes ? Cette question se pose avec évidence au niveau mondial s’agissant des accusations de manipulations des changes ou de recours au dumping, ou encore des craintes d’un nivellement par le bas des normes sociales et environnementales. Des craintes similaires se sont manifestées en Europe à propos de la libre circulation des personnes et des travailleurs détachés.
La troisième appréhension concerne les inégalités. Beaucoup pensent que les marchés ouverts ont bénéficié aux détenteurs du capital et aux riches, aux dépens des travailleurs et des pauvres. Les « chaînes de valeur » mondiales (à savoir la distribution des chaînes de production entre plusieurs pays) auraient réduit le pouvoir de négociation des travailleurs. Il apparaît aussi, de façon empirique, que la mondialisation financière a été associée à une montée des inégalités de revenus au sein des différents pays[4]. Les données de l’OCDE montrent que la part des revenus du travail des 99 % des salariés les moins rémunérés dans le revenu national a diminué au cours des vingt dernières années dans les économies avancées, alors que la part des revenus du travail des 1 % les mieux rémunérés dans le revenu national s’est accrue de 20 %[5]. De même, avec l’intégration mondiale, les entreprises et les personnes peuvent plus facilement éviter l’impôt grâce aux lacunes de la fiscalité internationale. Les assiettes fiscales des entreprises se sont rétrécies sous l’effet des prix de transfert dans les chaînes de valeur, tandis que la concurrence fiscale entre les pays s’est traduite par une course aux taux d’impôt les plus bas[6]. Un débat fait rage actuellement entre économistes : la disparité des gains tirés des échanges commerciaux peut-elle être compensée totalement par des transferts sociaux ou exige-t-elle une modification des règles du jeu mondial[7] ? Tous reconnaissent, cependant, que les recettes perdues en raison de l’évasion et de l’optimisation fiscales aideraient les gouvernements à, au moins, atténuer les effets redistributifs néfastes de la mondialisation[8].
Enfin, la quatrième préoccupation a rapport à la démocratie. Beaucoup se demandent si le marché ouvert fait véritablement l’objet d’un contrôle démocratique. À mesure que les marchés internationaux poursuivent leur extension au-delà des frontières des États-nations, il devient en effet plus difficile de savoir qui en assure la gouvernance. L’ouverture, craignent certains, aurait fait passer une part de souveraineté des autorités élues vers les investisseurs internationaux ou les multinationales, à travers les mécanismes de règlement des différends entre les investisseurs et les États, par exemple. La coopération internationale entre gouvernements démocratiquement élus a été ravivée à la suite de la crise financière mondiale, en particulier au sein du G 20, même si, en dehors de la réponse immédiate à la crise, elle s’est largement limitée aux questions de réglementation financière (et, plus récemment, de coopération fiscale). Même quand des structures claires de contrôle démocratique existent, comme c’est le cas au sein de l’Union européenne, certains hommes politiques ont réussi à les décrire comme trop éloignées de la vie de leurs électeurs et ont engrangé des soutiens en promettant de reprendre le contrôle par la renationalisation des compétences.
Certaines de ces appréhensions reposent sur des perceptions davantage que sur des faits. La sensibilité accrue aux chocs financiers et à l’accroissement des écarts de revenus, par exemple, peut être imputable à plusieurs autres facteurs, comme le progrès technologique[9], les deux processus (mondialisation et progrès technologique) étant de plus en plus interdépendants[10]. Mais, de la même manière qu’il convient de ne pas surréagir aux critiques à l’encontre de la mondialisation, il est tout aussi important de rester humbles, et de reconnaître que la mondialisation soulève des questions de fond en termes d'équité, de stabilité, d'inégalités et de démocratie, des questions qui doivent être débattues avec discernement et, là où c’est nécessaire, traitées par des politiques publiques efficaces.
Reconquérir la souveraineté
Pour certains, il faudrait se retrancher derrière ses frontières nationales. C’est un choix voué à l’échec, pour deux raisons. Premièrement, il priverait les peuples des bienfaits économiques des échanges commerciaux et de l’intégration. Il a été estimé que, sans les progrès de l’intégration depuis 1950, le niveau du PIB par habitant de l’Union européenne serait inférieur de 20 %[11]. Plus de trente millions d’emplois au sein de l’Union européenne, soit un emploi sur sept, sont liés aux exportations vers le reste du monde[12]. Deuxièmement, la renationalisation, par un pays, de certaines politiques ne lui permettrait pas d’échapper à la concurrence mondiale : son isolement par rapport aux chaînes de valeur mondiales pousserait le prix des consommations intermédiaires à la hausse et réduirait la compétitivité de ses exportations ; les investisseurs s’en détourneraient et ainsi son économie s’affaiblirait du côté de l’offre comme de la demande. De la même manière, un pays qui se retirerait de la coopération internationale ne se soustrairait pas à la concurrence fiscale, mais briderait probablement sa capacité de lutte contre l’évasion fiscale.
Historiquement, il n’existe qu’une seule solution. Chaque fois que la mondialisation a produit des excès et entraîné un repli dans le protectionnisme, une même conclusion a été tirée : elle n’est pas soutenable sans des institutions plus fortes. Les Nations unies, mais aussi le Fonds monétaire international, la Banque mondiale et l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce, ont constitué la réponse directe à la fièvre protectionniste de l’entre-deux-guerres. Le G 5 est né de la crise pétrolière des années 1970 et le G 20 de la crise financière asiatique des années 1990. Et ce dernier a trouvé une nouvelle jeunesse dans la lutte pour la sauvegarde des échanges mondiaux et le renforcement de l’architecture financière internationale à la suite de la faillite de la banque Lehman Brothers. À ce jour, l’Union européenne a toutefois été, de loin, la construction politique la plus avancée et la plus aboutie pour appréhender la mondialisation.
Les pères fondateurs de l’Union européenne ont conçu une méthode de gestion collective des défis soulevés par des marchés ouverts, sans repli derrière les frontières nationales. Ils ont fourni aux différents pays une plate-forme unique leur permettant de regagner le contrôle de certaines fonctions régaliennes qui avaient été fragilisées par la mondialisation. Loin de devoir choisir entre ouverture et souveraineté, les pays ont regagné de la souveraineté en la partageant au sein d’institutions européennes[13]. L’Union européenne, en d’autres termes, apporte une réponse régionale au « trilemme politique » popularisé par l’économiste Dani Rodrik[14], selon lequel démocratie, souveraineté nationale et intégration économique mondiale ne peuvent toutes trois être atteintes simultanément.
Bien sûr, l’Union européenne est n’est pas parfaite. Les crises multiples qu’elle a traversées ces dernières années ont mis en lumière les nombreux domaines dans lesquels son efficacité et sa légitimité doivent être renforcées. Mais elle a entretenu un ordre ouvert sur le continent européen pendant plus de soixante ans. Depuis 1960, la croissance cumulée du PIB en volume par habitant a été plus élevée d’un tiers en Europe de l’ouest qu’aux États-Unis. L’Europe a aussi accumulé une plus grande richesse en pourcentage du revenu annuel (plus de 500 %) que les États-Unis (400 %)[15]. Pendant ce temps, elle s’est en outre montrée plus soucieuse des préoccupations de long terme, assumant notamment un rôle déterminant dans la conclusion d’accords internationaux sur le changement climatique dans le cadre des Nations unies, du Protocole de Kyoto à l’Accord de Paris. Les écueils ne doivent donc pas nous amener à remettre en cause l’Union européenne et ses nombreuses réalisations, mais nous inciter à mettre en place de meilleures institutions politiques au niveau européen, qui répondent directement aux inquiétudes des citoyens européens et guident la mondialisation dans le sens qu’ils souhaitent, dans les quatre dimensions évoquées plus haut.
Réconcilier intégration économique et équité
C’est probablement dans ses efforts pour rendre l’intégration économique équitable, en veillant à ce que chacun respecte les mêmes règles et les mêmes normes, que l’Union européenne a le mieux réussi. Sa contribution fondamentale en ce sens est l’égalité de traitement promue par la législation européenne et les institutions qui la mettent en œuvre, en particulier la Cour de justice de l’Union européenne. Elle apporte la meilleure garantie que l’ouverture ne sape ni la concurrence équitable, ni la protection des consommateurs. De plus, l’obligation faite aux entreprises de respecter les normes européennes pour les produits qu’elles exportent vers l’Union européenne, combinée à la taille du marché européen (l’Union étant le premier partenaire commercial de pas moins de quatre-vingts pays), se traduit par une influence de l’Europe sur les normes en vigueur ailleurs, ce que l’on appelle l’« effet de Bruxelles »[16]. Les compétences réglementaires de l’Union européenne peuvent ainsi non seulement éviter que la mondialisation ne conduise inévitablement à un nivellement par le bas, mais au contraire favoriser un alignement vers le haut qui ne peut, à long terme que lui être bénéfique. Les critiques se sont multipliées quant à l’équité de la concurrence suscitée par la libre circulation de la main-d’œuvre. Mais ici encore, l’Union européenne a mis en place un cadre, sur lequel elle pourra s’appuyer à l’avenir, visant à réconcilier mobilité et équité. Des garde-fous essentiels pour le modèle social européen ont été progressivement intégrés à la législation européenne, notamment à travers la Charte des droits fondamentaux. Et quand il y a des risques de dumping salarial, le cadre de l’Union autorise les autorités nationales à définir des salaires minimaux propres et des plafonds de durée du travail. Par ailleurs, lorsque des controverses sont apparues, comme sur les travailleurs détachés, un débat politique vigoureux a conduit à des modifications de la législation européenne.
L’équité des échanges commerciaux en Europe a aussi été favorisée par la monnaie unique, qui a contribué à renforcer le cadre d’une concurrence loyale en écartant la possibilité de cycles récurrents de dévaluations compétitives des monnaies nationales. Les craintes de manipulations des cours de change ont ainsi été éliminées, réduisant les tentations protectionnistes et soutenant le Marché unique. La dévaluation n’étant plus une option, les pays de la zone euro doivent régler une situation de manque de compétitivité en remédiant à leurs causes profondes.
Le remède semble parfois amer dans la mesure où de telles corrections peuvent nécessiter une forme plus subtile de dévaluation par le biais d’une modération salariale. De nombreux pays de la zone euro ont choisi cette voie pour rétablir leur compétitivité-coût après la crise financière mondiale et la plupart ont désormais complètement rétabli leur situation. Il serait toutefois souhaitable d’approfondir la réflexion sur le développement d’instruments européens permettant aux systèmes de protection sociale d’éviter que ce type d’ajustements n’accroissent la pauvreté et n’affaiblissent la croissance à long terme. Cela contribuerait à soutenir le projet européen dans les pays confrontés à de telles corrections, en particulier dans le contexte des programmes d’assistance financière. La boîte à outils de résolution des crises de l’Europe a été largement améliorée avec la création du Mécanisme européen de stabilité (MES), mais pâtit de l’absence d’un instrument de soutien budgétaire aux systèmes de protection sociale dans les pays faisant l’objet d’un programme et de l’impossibilité de redéployer des fonds de manière significative dans le cadre du budget européen.
Assurer la stabilité
L’Union européenne a permis de rassurer quant au fait que l’intégration économique ne se faisait pas au détriment de la sécurité des Européens et qu’elle pouvait donc être pérenne. La convergence réglementaire dans le domaine des normes applicables aux biens et services, combinée à une approche commune de la surveillance des marchés, a assis la confiance dans des marchés ouverts en Europe, comme d’ailleurs la capacité de l’Union à réagir rapidement aux menaces émergeant en termes de protection des consommateurs. Ainsi, le marché interne des produits alimentaires surgelés, par exemple, a survécu au scandale de 2013, lorsque de la viande de cheval a été vendue pour du bœuf, en grande partie grâce à une amélioration de l’étiquetage des denrées et à un système d’inspection à l’échelle de l’Union qui ont su rétablir la confiance. À l’inverse, un défaut perçu de convergence réglementaire entre l’Union européenne et les pays tiers, particulièrement en matière de sécurité alimentaire, est l’une des raisons de l’opposition aux accords commerciaux préférentiels comme le Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement.
En ce qui concerne la finance, la contribution de l’Union européenne à une intégration stable a longtemps été limitée. Nous avons en effet constaté à nos dépens qu’une union monétaire incomplète ainsi que des marchés de capitaux intégrés peuvent créer, en soi, des formes d’instabilité en l’absence d’une intégration simultanée de la réglementation et de la supervision financières. Mais l’Europe a réalisé des progrès notables dans ce domaine ces dernières années. Elle a créé le MES qui, doté d’une capacité de prêt de 500 milliards d’euros (à peine inférieure à celle dont dispose le Fonds monétaire international pour le monde entier), peut venir en aide aux États membres confrontés à des contraintes de liquidité. Et la décision de mettre en place une union bancaire pour atténuer les risques de crises bancaires systémiques a été tout aussi importante. 80 % de l’ensemble des actifs bancaires de la zone euro sont désormais supervisés au niveau européen et un mécanisme de résolution unique des défaillances bancaires a été instauré. Nous disposons pour la première fois d’une véritable gouvernance supranationale du secteur bancaire, sur la base d’un corpus réglementaire unique. Cela exclut tout nivellement réglementaire vers le bas.
Toutefois, il faut se garder de tout excès de confiance en la matière. Les risques pesant sur la stabilité financière, y compris dans leur nouvelle dimension liée à la sécurité informatique, exigent une attention continue. La mise en place d’une union des marchés de capitaux en est encore à ses prémices et va au devant de défis législatifs considérables, qui devront être surmontés (en termes d’harmonisation, si ce n’est d’unification, des législations nationales relatives à l’insolvabilité, par exemple). L’union bancaire, quant à elle, doit être achevée, en assurant que les contribuables, les consommateurs et les déposants soient solidement protégés au niveau européen. Des discussions sont également menées sur l’opportunité de conférer une capacité budgétaire à la zone euro, où différentes visions s’affrontent : doit-il essentiellement s’agir d’un filet de sécurité et d’un instrument de protection des investissements en situation de crise ou doit-on plutôt viser une stabilisation du cycle économique, ou encore apporter un financement permanent à des biens publics communs? Et quels sont les mécanismes qui permettraient d’en garantir la légitimité démocratique ? S’il importe d’opérer les bons choix dans ce domaine et d’accomplir simultanément des efforts visant à restaurer les marges de manœuvre budgétaires nationales, des avancées vers une stabilisation budgétaire plus centralisée ne peuvent être repoussées sans fin[17].
La solidité de notre cadre de résolution des crises ne sera véritablement mise à l’épreuve que lors de la prochaine grande crise, mais des signes encourageants ont été observés de ce point de vue. Le système financier européen a su faire face aux turbulences ayant secoué les marchés financiers mondiaux en 2015 et début 2016, tandis que le choc du vote en faveur du Brexit a été absorbé sans dommages visibles. Plus fondamentalement, la voie que l’Europe a empruntée représente la tentative la plus poussée de réconciliation entre les bénéfices de l’intégration financière transfrontalière – en termes de partage des risques et d’accès au financement – et ses inconvénients potentiels.
Promouvoir une intégration équitable
Concernant la troisième préoccupation (rendre l’intégration équitable), l’accent a moins été placé sur la contribution des politiques européennes à ce stade. Cela s’explique en grande partie par les systèmes nationaux de protection sociale des États membres de l’Union européenne, qui sont déjà les plus protecteurs au monde. Comme l’a souvent souligné la chancelière allemande, Madame Merkel, l’Europe représente 7 % de la population, 25 % du PIB et 50 % des dépenses sociales dans le monde. Si ces systèmes de protection sociale doivent être adaptés de diverses manières pour assurer leur viabilité financière, ils constituent un fondement solide de la protection des « perdants » de la mondialisation. De fait, l’histoire nous enseigne que la viabilité de la mondialisation a souvent été liée à un renforcement de l’État-providence.
L’érosion des assiettes fiscales et les transferts de bénéfices des entreprises compromettent sérieusement la capacité redistributive des États membres, mais l’Union européenne dispose d’un atout considérable : aucune grande entreprise, pas même Apple, ne peut menacer de complètement délaisser le plus grand marché mondial. La Commission européenne utilise déjà des instruments de politique de concurrence pour répondre aux éventuels arbitrages fiscaux opérés par les multinationales, alors que l’assiette commune consolidée pour l’impôt des sociétés, qu’elle a proposée, pourrait supprimer toute possibilité d’évasion fiscale par le biais de transferts de bénéfices en Europe. Sur ces deux sujets, des institutions européennes peuvent davantage peser sur les grandes entreprises que les Etats membres ne le peuvent individuellement.
Une question essentielle pour l’Union européenne sera de déterminer dans quelle mesure son rôle redistributif direct devra être renforcé. Le Fonds européen d’ajustement à la mondialisation a été créé, en 2007, pour faciliter le processus de transition des salariés et des entreprises, mais ses ressources demeurent trop limitées et ses procédures trop contraignantes. Le Fonds social européen dispose de ressources beaucoup plus vastes et a démontré sa capacité à aider les travailleurs à retrouver un emploi. Il peut être soutenu que ces programmes mériterait d’être étendu, à la fois en termes d’échelle et de champ d’application[18].
Garantir la légitimité démocratique
Par bien des aspects, grâce à l’Union européenne, les citoyens européens exercent un contrôle démocratique sur la mondialisation plus étroit que les citoyens d’autres pays. Sa structure politique est en effet bien plus développée que celle d’autres zones de libre-échange. Les décisions concernant l’Union européenne dans son ensemble sont prises conjointement par des représentants élus à l’échelle nationale siégeant ensemble au Conseil de l’Union européenne et par le Parlement européen élu au suffrage universel direct. Ses compétences en matière de concurrence et de réglementation financière lui permettent également de garantir à ses citoyens un plus grand contrôle sur les multinationales et les marchés financiers. Une Europe unie, s’exprimant d’une seule voix au niveau mondial, peut aussi faire valoir ses préférences en matière d’échanges commerciaux et de normes financières, fiscales, sociales et environnementales.
La gouvernance et la légitimité démocratique doivent néanmoins être encore consolidées. Par exemple, le MES et les décisions relatives aux programmes d’assistance financière sont fondés sur des accords intergouvernementaux qui ne sont pas de la compétence du Parlement européen. Cela peut créer l’impression que des compétences ont été transférées au niveau européen, alors que, dans les faits, elles relèvent encore essentiellement des États membres.
Les institutions intergouvernementales, telles que le MES, devront dès lors être à terme intégrées dans les traités de l’Union européenne pour améliorer tant le contrôle démocratique que les moyens et la perception du partage de la responsabilité et de la prise de décision commune. Si tel n’était pas le cas, les défis communs pourraient continuer d’être perçus uniquement à travers un prisme national, ce qui conduirait inévitablement à une fragmentation du débat démocratique européen et nourrirait les divisions minant les efforts visant à mettre en œuvre des politiques européennes efficaces[19].
À ce stade, l’absence d’un véritable espace public européen rend une telle évolution difficile. Sur ce dernier point pourtant, ironiquement, la mondialisation pourrait venir en aide à l’Union européenne. La diffusion des technologies numériques, en particulier chez les jeunes, pourrait finir par faciliter l’émergence d’un débat de nature différente sur le rôle de l’Europe, moins confiné à l’échelle nationale.
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L’Union européenne est confrontée au défi de protéger les contrats sociaux propres à chaque pays dans un monde global, ce qui nécessite en fait un contrat social entre les pays. C’est ce que l’Union propose au niveau européen, par l’intermédiaire de ses pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Si elle utilise ces pouvoirs de manière adéquate, et si des améliorations sont apportées à l’échelon national aux cadres économiques, sociaux et juridiques, l’Union européenne pourra contribuer de manière essentielle à la bonne marche de la mondialisation, en Europe et au-delà.
Ce faisant, l’Union européenne contribuera également à résoudre son propre déficit de légitimité. Si elle parvient à mieux mettre en valeur sa capacité à soumettre la mondialisation à la volonté démocratique, et si elle peut être réformée pour réaliser pleinement son potentiel, il n’y a pas de raison que l’image négative qui l’entoure ne puisse rapidement être dissipée. Il est encourageant de constater que les dirigeants européens travaillent à la définition d’une vision fondée sur davantage d’intégration, pour affronter les défis communs au niveau mondial. Quoiqu’en disent les pessimistes et les défaitistes, le moment européen est peut-être venu. Nous devons saisir cette opportunité, sans tarder.
[1] Chopin, T. et Foucher M. (dir.), Rapport Schuman sur l'Europe, Etat de l'Union 2018, Lignes de Repères, 2018. Je tiens à remercier Jean-François Jamet, Jonathan Yiangou et Sander Tordoir pour leur contribution à cet article. Les opinions exprimées ici n’engagent cependant que leur auteur.
[2] Cf. l’enquête Eurobaromètre standard n° 88, menée par la Commission européenne entre le 5 et le 19 novembre 2017.
[3] Cf. Reinhart, C. et Rogoff, K., Cette fois, c’est différent : Huit siècles de folie financière, Pearson Education France.
[4] Cf. Jaumotte, F. et al. (2013), Rising Income Inequality: Technology, or Trade and Financial Globalization?, IMF Economic Review, vol. 61(2), pp. 271-309.
[5] Cf. OCDE (2012), Perspectives de l’emploi 2012.
[6] Cf. Devereux, M., et al. (2008), Do countries compete over corporate tax rates?, Journal of Public Economics, vol. 92 (5-6), pp. 1210-1235.
[7] La première hypothèse correspond à la théorie classique des échanges internationaux selon laquelle, si les gains tirés du commerce international sont inégalement distribués (entre travailleurs hautement et faiblement qualifiés, par exemple), cette inégalité peut être totalement corrigée par des transferts forfaitaires. Une illustration de la deuxième hypothèse est fournie par Rodrik, D. (2017), Too late to compensate free-trade’s losers, Project Syndicate, avril 2011.
[8] Cf. aussi Bourguignon, F. (2016), Inequality and Globalization, Foreign Affairs, janvier-février, pp. 11-15.
[9] Cf. Jaumotte, F. et al. (2013), op. cit.
[10] Cf. Baldwin, R. (2016), The Great Convergence: Information Technology and the New Globalization, Belknap Press: An Imprint of Harvard University Press.
[11] Cf. Badinger, H. (2005), Growth Effects of Economic Integration: Evidence from the EU Member States, Review of World Economics, vol. 141, n° 1, pp. 50-78.
[12] Cf. Rueda-Cantuche, J.M. et Sousa, N. (2016), EU Exports to the World: Overview of Effects on Employment and Income, note n° 1 de l’économiste en chef de la DG Commerce, Commission européenne, février.
[13] Cf. Chopin, T. (2017), Défendre l’Europe pour défendre la vraie souveraineté, Policy Paper, Notre Europe – Institut Jacques Delors et Fondation Robert Schuman, 194, 25 avril.
[14] Cf. Rodrik, D. (2011), The Globalization Paradox: Democracy and the Future of the World Economy, W.W. Norton.
[15] Source : World Wealth and Income Database.
[16] Cf. Bradford, A. (2012), The Brussels Effect, Northwestern University Law Review, vol. 107 (10), pp. 1-63.
[17] Cf. Cœuré, B. (2016), A budgetary capacity for the euro area, remarques liminaires lors d’une audition publique au Parlement européen, Bruxelles, le 2 mars.
[18] Cf. Bénassy-Quéré, A. (2017), Jobs Union, dans Bénassy-Quéré, A. et Giavazzi, F. (eds.), Europe’s Political Spring: Fixing the Eurozone and Beyond, Vox EU eBook, 31 May 2017.
[19] Cf. Cœuré, B. (2015) « Tirer les bonnes leçons pour la zone euro », intervention lors de la Semaine des Ambassadeurs, Paris, 27 août.
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